Le coworking séduit la classe créative
Le coworking est apparu depuis dix ans et connaît un succès certain. Tour d’horizon de cette nouvelle pratique.
En franchissant la porte du club de la presse en ce début d’après-midi d’été, je retrouve deux journalistes pigistes, chacune attablée à son bureau respectif. Elles travaillent pour la presse régionale de manière indépendante, tandis que je suis salariée du magazine Sciences Humaines, régulièrement en télétravail. Travailler dans un même lieu, parfois ensemble, sans faire partie de la même entreprise, tel est le pari du coworking : « L’articulation de la liberté et flexibilité du travail indépendant avec l’environnement social des organisations. » Concrètement, il définit des espaces de travail ouverts à des travailleurs de différents horizons. Son émergence récente, au milieu des années 2000, ne permet pas encore un recul critique sur les effets qu’il engendre, mais il est déjà possible d’esquisser un portrait de cette nouvelle pratique. La littérature scientifique à son propos se divise en deux catégories, avec, d’un côté, les spécialistes de la gestion et du management qui l’étudient à travers le prisme de son utilité et, de l’autre, les ethnographes qui se livrent à des observations descriptives de ces espaces atypiques. Ces nouveaux espaces de travail ont émergé pour deux raisons principales : économiquement, le coût partagé de la location d’un local amoindrit ce que chaque travailleur devrait débourser s’il louait son propre bureau. Socialement, le coworking offre la possibilité de briser l’isolement de certains travailleurs qui œuvrent à domicile, souvent des indépendants ou des télétravailleurs.
De 75 espaces dédiés au coworking en 2007, le site Bureaux à partager en recensait 2 423 en 2013 et certaines projections pour la fin 2016 prévoient 10 000 espaces à travers le monde. Quels que soient les chiffres, la tendance est claire : le boom du coworking ne fait aucun doute. Ce développement exponentiel n’est, à y regarder de plus près, pas si étonnant. Ses conditions d’émergence ont été facilitées par la possibilité de travailler à distance.
La technologie des nomades
Grâce aux nouvelles technologies, beaucoup de travailleurs n’ont désormais besoin que d’un terminal informatique pour effectuer leur tâche. Le nomadisme engendré par les avancées technologiques a permis un développement du télétravail, de l’entreprenariat informatique et, ainsi, le développement d’une classe de travailleurs potentiellement intéressés par un espace de travail hors de l’entreprise. À cela s’ajoute le critère de prédilection d’indépendance pour certains désirant s’émanciper du cadre de l’entreprise. Mais des conditions d’émergence favorables n’expliquent pas entièrement son succès.
À l’origine de la création du concept, la volonté de partage est fondamentale. Le coworking est porteur de la promesse de nouer des relations avec d’autres travailleurs. Son esprit s’inspire de cette phrase d’Albert Jacquard : « Le surhomme, c’est le nous ensemble. Un groupe est bien plus que la somme de ses individualités. Nous sommes bien plus qu’une simple addition. Ensemble, nous pouvons l’impossible. »
Le réseau et le contact avec les autres sont les deux principales motivations pour se regrouper dans des espaces de coworking, mais tous ne le font pas pour les mêmes raisons. Pour certains, le réseau ainsi tissé améliore leur productivité, et ouvre des opportunités de collaboration professionnelle, particulièrement pour les travailleurs indépendants. Alexandre Blein, dans son article « Le coworking, un espace pour les transactions hors marché ? » cite l’exemple de Simon et Nathan, jeunes diplômés dans le domaine de l’informatique qui ont tenté de créer des start-up chacun de son côté, avant de s’inscrire à l’espace de coworking Potemkine, de se rencontrer et de construire ensemble un réseau de développeurs Web. Dans ce cas, l’échange et le réseau sont utiles professionnellement, et le coworking est avant tout un outil pour réussir.
La classe créative
Mais certains travailleurs se regroupent pour des raisons plus sociales. Il s’agit de briser l’isolement que peut engendrer le travail à domicile, de chercher à retrouver une ambiance d’entreprise ou d’acquérir des compétences nouvelles. Alexandre Blein, dans l’article précédemment cité, évoque le cas d’un Américain installé en France, James, pour qui le coworking a permis de trouver « non seulement un espace de travail, mais un groupe d’amis avec qui partager des moments hors travail », brisant la solitude du jeune homme de 28 ans depuis son installation dans la capitale française.
Les coworkeurs appartiennent à une catégorie spécifique, répartie entre des entrepreneurs qui créent une entreprise ou se lancent dans l’autoentrepeunariat et des travailleurs autonomes, indépendants ou des télétravailleurs salariés (en 2014, en France, un quart des salariés bénéficiaient d’un accord formel de leur employeur pour effectuer du télétravail). Selon une étude datant de 2014, sur les 10 000 coworkeurs recensés en France, plus de la moitié (52 %) sont des salariés, les autres (48 %) étant qualifiés de « free-lance ».
Si les statuts différent, les profils professionnels sont relativement peu divers : les métiers du numérique, de l’écriture et de la communication (ma situation de journaliste/télétravailleuse et coworkeuse à l’occasion entre bien dans les canons sociologiques) ou de la création (designers, architectes, graphistes) sont surreprésentés parmi les coworkeurs. Tous ces profils appartiennent à la classe créative, une nouvelle classe sociale théorisée par le docteur en aménagement urbain, Richard Florida, en 2002. À la fois urbaine, éduquée, qualifiée, mobile et connectée, la classe créative est souvent définie par les 3 T (technologie, talent et tolérance). Si l’utilisation de ce nouveau paradigme est contestée par certains chercheurs car il agglomérerait des individus dans une même catégorie sans que leur proximité sociologique soit prouvée ; dans le cas du coworking, elle apparaît pertinente tant elle permet de bien définir les contours des profils des individus qui y ont recours.
Urbain ou rural ?
Les racines de l’expérience du coworking se trouvent dans la baie de San Francisco, mégapole dynamique et ville qui a vu naître les premiers espaces de travail partagé. La forme même que prend le coworking pourrait laisser à penser qu’il lui faut nécessairement s’implanter dans un milieu urbain, puisque c’est là que la densité de population serait suffisante pour envisager de mettre en commun un espace de travail. Jusqu’à présent cela représentait la grande majorité, si ce n’est la totalité des installations mais depuis peu, les espaces de coworking se délocalisent de plus en plus en milieu rural en s’installant par exemple dans d’anciennes fermes. Un mouvement qu’il est bien difficile de chiffrer et d’en mesurer l’ampleur mais qui pourrait faire basculer cette pratique urbaine vers de nouveaux territoires.
Article de Chloé Rébillard sur le site http://www.scienceshumaines.com/